Carnet de route

Satisfaits d'avoir savouré nos assiettes jusqu'à la dernière miette aussi bien qu'écoulés tous les pichets de vin rouge, il était tard quand nous nous sommes couchés, les derniers. Il nous a d'autant plus semblé qu'il était tôt le dimanche matin, quand nous avons quitté le refuge, les premiers. 

Nous étions six au départ du col des tentes, où il est d'ailleurs strictement interdit d'en planter une, Parc National oblige. Ceux qui préférèrent démarrer en douceur prirent de l'avance dès qu'ils furent prêts. "Suivez la piste! On vous rejoins!" Impossible de se perdre sur cette autoroute. Mais c'est qu'ils y allaient quand même d'un bon pas et ne furent rattrapés que sur le grand plateau herbeux qui s'étale de tout son long au pied de la face nord des Gabietous et du Taillon. Un échauffement progressif avant le pierrier, le torrent et enfin le col des Sarradets !

Nous voilà d'attaque avec coinceurs, sangles et câblés pour grimper sur l'arête Sud. Nos deux cordées s'élancent en flèche dans les trois longueurs plutôt couchées, en très bon rocher, prisu et propice aux protections. Un régal qui nous permet de grimper l'esprit léger. Tout le monde se retrouve pour le casse-croute au dernier relais, confortable et herbeux. Après conciliabule les uns feront la sieste tandis que les autres iront jusqu'au sommet en traversant les raides pentes herbeuses d'un pas bien assuré. 

Mais d'où que l'on soi, la brèche s'impose à nous. C'est elle qui nous regarde, bien en face, droit dans les yeux : comment Rolland a t'il pu oser la braver de son épée? Plus encore à la vue des plissements du cirque, comment ne pas s'incliner devant les forces tectoniques herculéennes qu'aucune légende n'égale ? Et pourtant dans cette arène, les glaciers sculpteurs de roche perdent peu a peu la bataille et s'effacent. Comment avons nous osé précipiter leur fin?

Une fois réunis en grappe au relais, on égraine la descente en rappel : attention de ne pas s'emmêler les vaches ! De retour sur le pierrier on s'extirpe du baudrier, on s'étire, on se dégourdi avant de se fondre dans la cohorte des randonneurs qui, elle aussi s'en retourne d'une belle journée en montagne, le songe encore porté sur ce que nous avons vu de la haut, tout la haut.